Le meilleur exemple que l’on puisse donner de la danse assimilée à une technique de travail est assurément celui de « l’aire neuve ». Il s’agissait en un premier temps de défoncer la vieille aire à battre, d’y déverser des charrettes de terre glaise et des tonnes d’eau, de brasser le tout jusqu’à en faire une boue parfaitement homogène. Ce résultat obtenu on laissait passer quelques semaines. Alors, un peu avant que la boue ne fût tout à fait sèche, le fermier faisait annoncer par le crieur public qu’une « fête de l’aire neuve » (fest al leur nevez) aurait lieu chez lui à telle date. Indépendamment des voisins, parents et amis qu’il avait personnellement invités, il était assuré de voir affluer au jour dit une foule de gens, connus et inconnus, prêts à se dépenser sans compter, pour leur plaisir en même temps que pour son service. Il avait eu soin, bien entendu, de retenir des sonneurs ou chanteurs appréciés pour leur aptitude à faire danser. Il s’était assuré que ses visiteurs trouveraient à se rafraîchir auprès de débits ambulants, attirés par la perspective d’une clientèle si nombreuse. Lui-même, aidé de ses voisins, avait préparé, en pain, crêpes, beurre, lait caillé, cidre, café, eau de vie, de quoi soutenir les forces de ses invités. Quelques auteurs anciens font état d’un défilé d’ouverture assez solennel, binious en tête, autour de l’espace à piétiner. Plus près de nous, la première danse montrait encore une certaine solennité, avec une étiquette propre variable suivant les lieux. Après quoi les danses succédaient aux danses, coupées d’intermèdes de lutte bretonne et de concours divers. Aux premières, les danseurs enfonçaient parfois jusqu’à la cheville. La boue giclait et tachait les costumes de fête. Nul pourtant ne se fût dérobé sans honte au devoir commun, et les vieux, les premiers, tenaient à donner l’exemple. Peu à peu le sol se tassait, devenait ferme, et le plaisir véritable commençait à l’emporter sur la corvée. Le soir, quand s’éloignaient les derniers danseurs, le fermier contemplait son aire rénovée, lisse, plane, élastique et dure, prête à sonner sous les fléaux.
Jean-Michel GuilcherDessin d'Olivier Perrin, 1844